jeudi 28 mars 2019

Le "mur de Planck" quantique

Nous avons eu l’occasion de voir précédemment le caractère d’ultime parcelle et de divisibilité de l’atome. L’atome est divisible physiquement, mais indivisible chimiquement. C’est la plus petite quantité d’un corps simple capable d’entrer en composition chimique. En revanche, sur le plan de la structure, l’atome est complexe et fait de particules différentes que l’on peut distinguer.

Au fur et à mesure des découvertes, on a appelé "particules élémentaires" des objets qui entrent eux-mêmes dans la constitution des particules déjà qualifiées d’élémentaires. Il en fut ainsi de l’atome, puis de l’électron et du noyau atomique, puis de l’électron seul, du proton et du neutron. On en est maintenant aux quarks et aux leptons ! Comme disait Pascal : "Quelque petit soit un espace, on peut encore en considérer un moindre, et toujours à l’infini, sans jamais arriver à un indivisible qui n’ait plus d’étendue"

La science du XXe siècle a ainsi conçu et développé la mécanique quantique qui se propose de décrire l’état et l’évolution des systèmes mécaniques à l’échelle des molécules, des atomes et des particules. La mécanique quantique est devenue un outil remarquablement efficace en physique moléculaire et des solides, de même que dans la théorie des champs. Heinz Pagels, éminent scientifique américain, estime ainsi que "la nouvelle théorie quantique est devenue le plus formidable outil mathématique susceptible d’expliquer les phénomènes naturels dont ait jamais disposé l’humanité". L’avènement de l’"ère quantique" est à l’origine de l’explosion des technologies majeures du monde moderne avec les ordinateurs, le laser, la télévision et bien d’autres choses encore. Comme l’écrivait encore Heinz Pagels : "Lorsqu’on écrira l’histoire de ce siècle, on comprendra que les événements politiques ne sont pas ce qui importent le plus, même s’ils ont énormément coûté en argent et vies humaines. On se rendra compte que l’événement capital aura été ce premier contact de l’homme avec le monde invisible des quantons, d’où devaient surgir les révolutions biologiques et informatiques."

Cela dit, la mécanique quantique impose aussi une limite à la connaissance scientifique du monde - et c'est un aspect qui n'est pas neutre sur le plan philosophique. A l'échelon de l'infiniment petit en effet, on a découvert que le chercheur lui-même influence ce qu’il observe. Dès lors, ce qu'il observe n'est pas l'état pur de la matière - mais un état modifié. Il en ressort qu'une connaissance exhaustive du monde est impossible objectivement.

Il n’est pas de physique sans observation. Aucun progrès – ni même aucune connaissance – n’est possible en physique sans observation. Au niveau macroscopique et, a fortiori, de l’infiniment grand, l’observation est tout à fait aisée et crédible : nous ne changeons rien à la Lune ou à la Tour Eiffel en les regardant. Or, tel n’est pas le cas en physique quantique. Dans le domaine de l’infiniment petit, il n’y a pas d’observation sans perturbation ni participation de l’observateur. L'intervention du microphysicien modifie significativement l'objet observé. Ce qui faisait dire à James Jeans (physicien, astronome et mathématicien britannique, 1877-1946) qu'"essayer d'observer l'architecture interne de l'atome, c'est arracher ses ailes au papillon pour voir comment il vole... Tout observation détruit le morceau d'univers observé".

Les premiers véritables chercheurs du monde quantique finirent ainsi par démontrer que le secret fondamental de l’origine et du comportement des particules restera à jamais inaccessible à la perception humaine, du fait qu’en observant, "l’observateur modifie la réalité et en créé une nouvelle. [Voilà] une loi fondamentale du monde microscopique… La réalité du monde microscopique n’a de sens qu’en présence d’un observateur. Nous ne sommes plus des spectateurs passifs devant le drame majestueux du monde des atomes. Notre présence change le cours du drame. Les notes de musique que les atomes nous envoient se trouvent modifiées du fait même que nous les entendons. La forme que prend la mélodie est inextricablement liée à notre présence et les équations qui décrivent ce monde doivent inclure implicitement l’acte d’observer" (Trinh Xuan Thuan, in La mélodie secrète, Fayard)

Comment expliquer ce phénomène? Par ceci que l'homme fait lui-même partie de la nature et se trouve soumis à ses lois. Il nous est impossible de nous situer en dehors d'elle ; nous sommes partie intégrante de cette nature que nous cherchons à connaître et nous ne pouvons nous en extraire pour la contempler de l'extérieur. L'isolement de l'observateur qui permettrait une contemplation pure est absolument impossible. Le monde de la physique est un monde contemplé de l'intérieur, mesuré par un savant et des appareils qui font partie de la réalité observée et se trouvent soumis à ses lois.

L'être humain contient tellement de milliards de milliards de particules que très probablement, cette super concentration influence le tout petit nombre de particules soumises à l’expérience. En outre, toute observation implique l'usage de nos sens puisque nous ne pouvons voir que par la lumière, laquelle - au niveau microphysique - perturbe le comportement des électrons observés - modifiant ainsi ce qu'elle éclaire. Dès lors : "Il est impossible à la science humaine qui observe et mesure les choses à l'aide d'instruments matériels et grâce à des actions physiques, et qui ne peut voir un électron qu'en le bousculant avec la lumière, de connaître déterminément la façon dont un corpuscule se comporte à chaque instant." (Jacques Maritain, in Les degrés du savoir).

Cette découverte relativement récente dans l’Histoire des sciences est capitale. Ne peut être réputé scientifique en principe que ce qui a été soumis à des expériences répétées et vérifié à chaque fois. La science ne peut affirmer de certitudes qu’à ce prix. Il est certes exact que la recherche scientifique est marquée par la difficulté. Nous le voyons bien par exemple avec le cancer ou le SIDA, dont la "clef" nous échappe encore. Nombreux sont ceux qui affirment qu’on finira par la trouver. Et si certains pensent le contraire, ils ne peuvent pas prouver qu’ils ont raison. Mais la science sait aujourd’hui que le secret fondamental de l’infiniment petit ne sera jamais connu. Ce constat valu à Niels Bohr (1885-1962), prix Nobel de physique en 1922, cette sentence passée à la postérité : "Il est faux de croire que le rôle de la physique soit de découvrir ce qu’est la nature. Elle a seulement pour objet ce que nous pouvons en dire".

Cette nouvelle définition de la physique par l’un des plus éminents savants du XXe siècle, est d’une portée métaphysique considérable. Elle anéantit à elle seule le scientisme et sa naïve prétention positiviste. Elle nous informe des limites de l'activité scientifique et de ses réelles capacités d’investigation.

Ainsi que l’écrit André Valenta dans son excellent ouvrage sur le scientisme : "L’opinion de Niels Bohr ouvre une nouvelle et véritable philosophie. La première philosophie directement imposée par la recherche scientifique. Certes, on pourra toujours parler des innombrables philosophies inspirées par la science. Mais cette fois, la sagesse devient obligatoire. Elle n’est pas seulement suggérée, elle est imposée. Parce que la science nous dit qu’elle ne peut pas savoir. Il nous faut donc chercher l’explication du phénomène par d’autres voies."

On le sait : cette découverte heurta beaucoup Einstein, qui s’y opposa de toutes ses forces jusqu’à sa mort. Il ne pouvait pas croire que le mystère de la nature échappe à jamais à notre compréhension. Et lorsque Bohr présenta son interprétation de la mécanique quantique aux Congrès Solvay auxquels participait le célèbre physicien, il convainquit tout le monde… sauf Einstein qui s’y opposa vigoureusement. Bohr démonta une à une toutes les objections de son illustre adversaire, au point d’entamer sérieusement son prestige, et de susciter cette sévère remontrance de Paul Ehrenfest : "Einstein, vous devriez avoir honte ! Vous commencez à vous conduire comme ceux qui ont critiqué vos propres théories de la relativité. Tous vos arguments ont été battus en brèche : au lieu d’appliquer votre propre règle, qui dit que la physique doit être construite sur des relations mesurables et non sur des notions préconçues, vous continuez à avancer des arguments fondés sur des préjugés."

***

Les incertitudes et étrangetés du monde microscopique révélées par les découvertes du XXe siècle nous fascinent. Elles ouvrent aussi d’inévitables considérations métaphysiques dont nous avons vu qu’elles sont à l’opposé de ce que la science triomphante avait inspiré à beaucoup d’esprits au XIXe siècle qui en avaient fait les plus imprudentes interprétations.

Parmi les nombreuses révélations de la science quantique, rien ne nous paraît plus déconcertant que l’irréductible mystère de l’univers invisible et inaccessible d’où sortent les particules et d’où provient tout ce qui existe. Comme le disait Niels Bohr, "si un homme n’est pas pris de vertige quand il apprend la mécanique quantique, c’est qu’il n’y a rien compris".

L’étude des particules est difficile à imaginer pour le sens commun, tant elles sont petites et mobiles. Nous avons du mal à imaginer qu’il puisse en exister de plus petites encore, mais nous savons que c’est possible. Nous savons aussi que leur découverte n’atteindra pas le véritable fond des choses.

Certes, la science a beaucoup avancé en découvrant que la matière est faite d’atomes, d’électrons, de neutrons et de protons, et ces derniers de quarks. Mais, à chaque fois, notre connaissance s’est contentée de faire progresser les descriptions, les fonctions, les mesures et les équations, sans jamais pouvoir atteindre le cœur ultime de la matière. Il semble qu’il y ait là un nouveau "mur de Planck", une frontière infranchissable qui nous interdit d’espérer pouvoir un jour saisir la totalité du réel par nos instruments scientifiques.

Comme l’écrivait Igor Bogdanov, dans l’ouvrage collectif "Dieu et la Science" paru il y a quelques années (chez Grasset) : "lors de leur hallucinante plongée au cœur de la matière, les physiciens se sont aperçus que leur voyage, loin de s’arrêter à la frontière du noyau, débouche en fait sur [un] immense océan de (…) particules. Tout se passe comme si, après avoir quitté le fleuve sur lequel nous avions l’habitude de naviguer, nous nous trouvions face à une mer sans limite, creusée de vagues énigmatiques, qui se perdent dans un horizon noir et lointain".

Et Jean Guitton de poursuivre dans ce même ouvrage : "En somme, nous voilà au bout de notre voyage dans l’infiniment petit. Qu’avons-nous rencontré dans notre périple au cœur de la matière ? Presque rien. Une fois encore, la réalité de dissout, se dissipe dans l’évanescent, l’impalpable : la "substance" du réel n’est qu’un nuage de probabilités, une fumée mathématique. La vraie question, c’est de savoir de quoi cet impalpable est fait : qu’y a-t-il sous ce « rien » à la surface duquel repose l’être?"

Voilà bien une question insoluble pour la physique, mais non pas... pour la métaphysique. Affirmer que la physique ne connaît pas tout - et n'atteindra jamais les ressorts cachés de la nature - ce n'est pas renoncer à la connaissance ; c'est ouvrir la voie à d'autres domaines de la pensée qui se relient à la physique sans se confondre avec elle - en quoi réside précisément la métaphysique : on ne peut envisager de méta-physique que si d'abord il y a une physique.

Pour connaître l'univers à fond, la connaissance physique est insuffisante - nous le savons désormais de science certaine. Il faut donc plonger plus avant, non plus avec des moyens d'observation mais avec notre intelligence ; non plus en contemplant mais en réfléchissant - en nous enfonçant dans l'abstraction qui est au coeur de la démarche scientifique. Car si notre connaissance scientifique de l'univers est parcellaire, elle nous dit quelque chose de vrai sur l'univers, et ce petit bout de vérité que nous sommes parvenus à acquérir par l'activité scientifique suffit pour penser l'Univers dans son être, et le comprendre - de même que je peux connaître une personne en tant qu'être humain sans avoir la connaissance exhaustive de ce qu'elle est dans sa singularité. L'univers restera pour nous un mystère - comme toute personne humaine est un mystère - mais cela ne nous empêchera pas de le connaître vraiment quant à sa nature - comme nous pouvons connaître vraiment la nature humaine. La science ne cherche pas à connaître tel être en particulier, mais à définir la nature des choses observées dans ce qu'elles ont de commun entre elles et d'universel - pour en tirer des lois. Dans le cas de l'être de l'univers, nous avons affaire à un être singulier - sans aucun autre élément de comparaison. Pour le connaître dans sa nature - pour atteindre son essence et savoir véritablement ce qu'il est, indépendamment de la connaissance exhaustive de sa structure dont on sait aujourd'hui qu'elle est impossible - il faut laisser de côté les outils de la science et laisser l'intelligence seule réfléchir à partir des données fournies par ces outils - car il est de la nature de l'intelligence de percevoir l'être, comme il est de la nature de la vue de percevoir la lumière et de la nature de l'ouïe de percevoir les sons. La mécanique quantique est le moment où la connaissance sensible cède le pas à la connaissance intellectuelle, où la physique s'arrête pour passer le relais à la métaphysique.


Discussion avec un lecteur suite à la publication de cet article

1 commentaire:

  1. Ne pas oublier de dire que la mécanique quantique est incompatible avec la théorie de la relativité générale d'Einstein. C'est à dire que la mécanique quantique s'occupant du contenu matériel, il reste à faire le lien avec le conteneur. L'espace-temps est déformé par la matière, au point de modifier les trajectoires lumineuses. Comment articuler ces deux domaines est le point crucial de la science actuelle. Il faut en sus déterminer le mode d'action de l'Être qui créa les deux. Les outils disponibles sont l'intelligence et l'imagination, en creusant un peu il n'y a pas beaucoup de solutions qui se dégagent : https://www.amazon.fr/dp/B07FCXNM91

    RépondreSupprimer